Portraits de Ralph Hutter, Tiziana Gaito et Philippe Mettler
«Les places de marché procurent un sentiment de sécurité»
Les places de marché en ligne telles que Digitec Galaxus ou Amazon ne risquent pas de disparaître. C’est une des conclusions du baromètre de l’e-commerce 2023. Dans notre entretien avec des experts, Ralph Hutter, Tiziana Gaito et Philippe Mettler (photo: de gauche à droite) évoquent le succès rencontré par ces places de marché, l’essor des fournisseurs chinois et les priorités actuelles des commerces en ligne suisses.
Comment qualifieriez-vous la population suisse en matière d’e-commerce à la lumière des résultats du baromètre 2023?
Tiziana Gaito: Les résultats prouvent que nous sommes un peuple d’acheteuses et d’acheteurs en ligne. Trois quart des personnes interrogées achètent en ligne au moins une fois par mois. La jeune génération privilégie clairement le smartphone, tandis que les seniors préfèrent l’ordinateur. Les produits les plus fréquemment achetés sont ceux qui relèvent du domaine du divertissement: musique, livres, films, voyages et billetterie. Les vêtements sont également très prisés. Lorsqu’elle fait ses courses, la population suisse aime la flexibilité. Elle apprécie donc de ne pas être tributaire des heures d’ouverture lors de ses achats en ligne.
Quel est l’état d’esprit actuel des consommatrices et des consommateurs dans le commerce en ligne suisse?
Ralph Hutter: Le climat est morose. À l’heure actuelle, les consommatrices et les consommateurs ne croient pas à une amélioration significative de la situation économique dans les douze prochains mois. L’indice du climat de consommation reste inférieur à la moyenne pluriannuelle. La hausse des tarifs, notamment pour les loyers, l’électricité ou les voyages, pèse sur le moral.
Ralph Hutter est directeur des études à l’Institute for Digital Business de la haute école de gestion de Zurich (HWZ).
Tiziana Gaito est collaboratrice scientifique et professeure à la Haute école de gestion de Zurich (HWZ).
Philippe Mettler est consultant en commerce numérique à la Poste.
Parmi les résultats du baromètre de cette année, lesquels ont particulièrement attiré votre attention?
Philippe Mettler: Je trouve remarquable la transition vers les achats en ligne dans certains secteurs, comme les voyages. J’ai également été frappé par l’évolution dans les canaux de paiement. TWINT, notamment, a encore fortement progressé depuis le dernier sondage, tandis que la facture classique continue de perdre du terrain.
Tiziana Gaito: Moi aussi, j’ai remarqué cette tendance. En 2019, 17% des personnes interrogées privilégiaient TWINT comme moyen de paiement. Aujourd’hui, elles sont 52%. Il est également intéressant de noter le développement des places de marché en ligne. Dans ce domaine, Digitec Galaxus arrive largement en tête en termes de popularité. Amazon progresse également et devance Zalando dans l’étude de cette année.
Philippe Mettler: Lorsqu’elles font leurs achats en ligne, de plus en plus de personnes recherchent des produits directement sur ces places de marché plutôt que sur les moteurs de recherche classiques.
À quoi attribuez-vous le succès des places de marché en ligne?
Philippe Mettler: Elles sont très fortes en ce qui concerne les facteurs d’hygiène à respecter pour que les consommatrices et les consommateurs passent commande. Parmi ces facteurs, figurent par exemple la disponibilité rapide des produits, l’absence de coûts cachés et la simplicité des processus de retour. Et bien sûr, le prix doit être correct. En outre, les gens savent comment se déroule un achat en ligne sur une place de marché, ils connaissent les conditions et peuvent consulter des avis sur les produits souhaités. Les places de marché procurent donc un sentiment de sécurité. Autre point important: il est possible de grouper toutes sortes de produits. Je peux à la fois acheter des chaussures de sport et des lames de rasoir. Je peux donc passer une seule commande et ne payer qu’une fois les frais d’expédition voire n’en payer aucun si mon panier est suffisamment important.
Ralph Hutter: Le succès remarquable de Digitec Galaxus s’explique en outre par une particularité du marché suisse. En règle générale, les places de marché en ligne sont régies par le principe «The winner takes it all»: la première à atteindre une masse critique, voire à prendre la position de leader, s’impose souvent à long terme, même contre les géants étrangers. Cela s’était vérifié pour Ricardo face à eBay, et maintenant pour Digitec Galaxus face à Amazon.
Philippe Mettler: Je trouve également intéressant de constater, qu’à l’instar de l’écologie, il existe une contradiction entre le souhait formulé et le comportement sur les places de marché virtuelles. D’après le baromètre, les consommatrices et les consommateurs sont plus nombreux à avoir l’intention d’acheter en ligne directement auprès des fabricants, et non sur les places de marché. Mais le plus souvent, l’envie de simplicité et de processus solides l’emporte.
Qu’en déduisez-vous?
Philippe Mettler: Pour les fabricants qui entendent réaliser un important chiffre d’affaires via leur boutique en ligne, il est essentiel de mettre en avant leur marque. Les marques fortes ont en effet plus de chances d’attirer les consommatrices et les consommateurs directement sur leur site.
Ralph Hutter: Pour les places de marché aussi, la valorisation de la marque est déterminante. Digitec Galaxus a réussi à se positionner comme une marque suisse connue et digne de confiance. Visiblement, la confiance des consommatrices et des consommateurs est plus grande que sur les places de marché étrangères: cette boutique en ligne est sûre, le paiement fonctionne sans problème, les marchandises sont réellement livrées et le processus de retour est simple. Les marques suisses profitent également du fait que les coûts cachés comme les frais de livraison et les droits de douane découragent bon nombre d’acheteuses et d’acheteurs, et les dissuadent de passer commande à l’étranger.
Pourtant, le baromètre indique que les boutiques en ligne chinoises sont très prisées. Que peut-on en déduire pour le commerce en ligne suisse?
Philippe Mettler: Cette tendance n’est pas nouvelle. Avant la crise induite par le coronavirus, notamment, nous avions observé des taux de croissance élevés chez les fournisseurs chinois. Les difficultés d’approvisionnement pendant la pandémie ont momentanément stoppé cette progression. Mais nous commençons à voir certains commerces en ligne chinois développer leur infrastructure et leur logistique en Europe. Ils cherchent ainsi à améliorer la disponibilité de leurs produits et à réduire les délais de livraison. Cette situation exige des commerces en ligne suisses qu’ils se concentrent sur leurs points forts. Comme Ralph Hutter l’a déjà mentionné, ils peuvent notamment gagner des points grâce à la confiance.
Ralph Hutter: Je pense que les commerces en ligne suisses ont peu à craindre de la concurrence des entreprises chinoises, et ce pour deux raisons. Premièrement, ces dernières proposent des produits différents dans une qualité différente, avec le prix comme argument de vente principal. Deuxièmement, les grands fournisseurs chinois sont avant tout en concurrence entre eux. L’offensive actuelle de Temu, qui se traduit sur le marché par une énorme pression publicitaire, pénalise surtout Wish et AliExpress. En effet, Temu partage le même modèle commercial: la place de marché est exclusivement réservée aux producteurs asiatiques qui y proposent leurs marchandises en échange de frais d’intermédiation. Pour les commerces en ligne locaux, je crois que la plus grande menace réside dans le fait qu’Amazon pourrait exploiter le marché domestique directement depuis la Suisse, avec ses propres entrepôts et processus logistiques permettant des livraisons en peu de temps et sans frais de douane.
D’après le baromètre, la durabilité est un sujet important pour beaucoup de consommatrices et de consommateurs. Comment les commerces en ligne suisses peuvent-il s’engager de manière crédible dans ce domaine?
Tiziana Gaito: Si les commerces en ligne veulent communiquer de manière crédible leur engagement en faveur de la durabilité, celui-ci doit couvrir l’ensemble du processus d’achat. Et cela commence dès la recherche de produits, lors de laquelle les consommatrices et les consommateurs attendent davantage de transparence sur l’origine des produits et les conditions de production. En ce qui concerne les emballages aussi, ils recherchent des dimensions plus adaptées, des matériaux recyclés, réutilisables ou une expédition dans l’emballage d’origine. Enfin, pour ce qui est de la logistique, nombreuses sont les personnes interrogées qui souhaitent qu’on leur propose comme option d’expédition de grouper plusieurs articles afin de diminuer le nombre de livraisons. Il est certes important pour la clientèle de pouvoir suivre et gérer les envois, mais rares sont les personnes qui souhaitent une livraison très rapide, le jour même par exemple.
Ralph Hutter: Les retours constituent un levier écologique important. Le dernier baromètre indique que 68% des personnes interrogées souhaitent une gestion durable des retours, ce qui est une contradiction évidente, puisque dans le même temps, 67% d’entre elles attachent de l’importance à la gratuité des retours: un vrai dilemme pour les commerces en ligne qui s’engagent en faveur de la durabilité.
Le baromètre met en évidence les attentes actuelles des consommatrices et des consommateurs envers le shopping en ligne. Au vu des résultats, que recommandez-vous aux commerces en ligne? Sur quoi devraient-ils plus particulièrement travailler?
Ralph Hutter: La réponse découle de nos observations précédentes: les principaux thèmes sont la praticité, la confiance et la durabilité. Ce dernier point est d’ailleurs aussi un moyen de se distinguer des commerces en ligne étrangers et de leurs trajets de livraison souvent longs et gourmands en CO2. Je conseillerais également aux commerces en ligne suisses de s’intéresser de plus près aux applications de shopping chinoises et de s’en inspirer, notamment en ce qui concerne le marketing, la ludification, le social selling et les effets viraux pour augmenter la portée.
Philippe Mettler: Les commerces en ligne devraient aussi analyser ce que signifie pour eux la domination croissante des places de marché: leur assortiment se prête-t-il à une vente sur les places de marché? Gagnent-ils encore suffisamment d’argent avec leurs produits? Quelles places de marché présentent le plus d’avantages et le moins d’inconvénients pour eux? Il est important de réfléchir sérieusement à ces questions.
Ralph Hutter: Une autre question à laquelle les commerces en ligne devraient accorder plus d’attention est celle des retours. Comment peuvent-ils inciter la clientèle à cesser de commander toute une série d’articles parmi lesquels choisir avant d’en retourner la plupart? Je crois qu’il faut ici de meilleures incitations – peut-être monétaires, ludiques ou morales. Je n’ai pas la solution, mais une chose est sûre: si rien n’est fait pour améliorer la situation, ce secteur risque de faire l’objet d’une réglementation qui ne sera certainement pas dans l’intérêt des entreprises. Mieux vaut pour elles agir de leur propre initiative.
Le baromètre de l’e-commerce est une étude conjointe de la Poste et de la haute école de gestion de Zurich (HWZ). L’enquête auprès de la clientèle 2023 a été réalisée en juin de cette année. Près de 10" 000 personnes issues de toutes les régions linguistiques de Suisse ont participé à ce sondage en ligne quantitatif.